CBD et Commission des Stupéfiants de l’ONU : Les enjeux internationaux du cannabis bien-être

Déc 2, 2020 | Actualité juridique | 0 commentaires

ANALYSE. A l’heure où la Commission des stupéfiants de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) s’interroge sur la proposition de classification faite par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur le cannabis en général, Yann Bisiou, Maître de conférences en droit privé dresse les contours des discussions actuelles et présente en accès libre une analyse de la situation.

Après l’arrêt Kanavape de la CJUE qui ouvre le marché du cannabidiol, ou CBD, «  bien-être » en France en concluant qu’il ne constitue pas un stupéfiant au sens de la convention Unique de 1961[1], les prochaines discussions aux Nations-Unies sur le statut du cannabis et des substances apparentées peuvent-elles encore faire évoluer le statut de ces produits en France et en Europe ?

Depuis plus d’un an, faute de consensus, la Commission des Stupéfiants ne parvient pas à se prononcer sur les modifications éventuelles du classement du cannabis et des substances apparentées proposées par l’OMS[2]. La décision devrait finalement être prise le 4 décembre prochain pour une adoption définitive le 9 avril 2021. Ces discussions sont particulièrement complexes s’agissant du CBD qui n’est pas expressément mentionné dans la convention de 1961 qui classe comme stupéfiant « le cannabis, la résine de cannabis, les extraits et teintures de cannabis » ainsi que leurs « préparations » (Art. 2, §3 Convention Unique).

Il ressort pourtant de l’ensemble des débats que le CBD, y compris le CBD « bien-être », est au cœur des questions relatives au classement international des stupéfiants (I) ce qui amène à devoir apprécier la portée d’une éventuelle divergence d’appréciation entre les instances onusiennes et la Cour de Justice de l’Union Européenne (II)

I) Le CBD « bien-être » au cœur des enjeux du classement international des stupéfiants.

Le cannabidiol ne figure pas dans la liste pourtant très longue des substances classées comme stupéfiants. Cette absence n’a rien d’étonnant. Si la molécule a été identifiée pour la première fois en 1940 par Adams et all.[3], ce n’est qu’en 1963, après l’adoption de la convention Unique que le CBD a été isolé dans la plante de cannabis[4]. Le fait que le CBD ne soit pas mentionné ne signifie donc pas qu’il ne soit pas considéré comme un stupéfiant. L’OMS suggère ainsi, à propos du THC cette fois, que la molécule a été classée parmi les psychotropes et non les stupéfiants parce qu’elle n’était pas clairement identifiée en 1961 lors du vote de la convention[5]. La lente évolution des connaissances scientifiques sur le cannabis et ses dérivés pourrait donc expliquer que certaines molécules ne soient pas classées ou soient classées dans des conventions internationales postérieures. Le commentaire officiel de la convention Unique publié en 1975 conforte cette analyse lorsqu’il évoque les études en cours sur la composition chimique du cannabis et mentionne le CBD comme un des tois cannabinols connus présents dans le cannabis[6].

Tant que le CBD n’est pas extrait de la plante de cannabis, il ne fait pas de doute qu’il soit soumis au contrôle international. La difficulté juridique apparaît lorsqu’il est isolé de la plante. Deux appréciations s’opposent. En se fondant sur la finalité de la Convention Unique de 1961, certains pays considèrent que les préparations à base de CBD ne sont pas des stupéfiants car elles n’ont pas d’effet psychoactif et ne sont pas susceptibles d’abus. D’autres, privilégiant une interprétation littérale, affirment que ces préparations doivent être considérées comme des stupéfiants dès lors qu’elles sont obtenues à partir de cannabis, la convention Unique classant tous les dérivés du cannabis sans distinguer selon le taux de THC[7].

Toutefois, comme le souligne l’OMS, si cette interprétation littérale est retenue, elle impose de prévoir deux exceptions au contrôle international. La première concerne le CBD de synthèse, car il ne contient pas de THC et n’est pas extrait de la plante de cannabis. La seconde concerne le CBD extrait de plants de cannabis destinés à un usage industriel ou horticole car ces usages sont exclus du contrôle international[8].

Et là encore les avis des institutions internationales divergent. L’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS) s’appuie de nouveau sur une approche littérale et limite l’usage industriel et horticole à l’utilisation des fibres et des graines de la plante de cannabis[9], quand l’OMS, et le commentaire officiel de la convention Unique de 1961[10], privilégient de nouveau l’approche téléologique et les risques pour la santé.

Interprétation littérale fondée sur les termes parfois très imprécis des traités, ou interprétation téléologique fondée sur la finalité des traités, les pays ont choisi l’une ou l’autre donnant ce sentiment de confusion sur la portée de la règle de droit.

Pour clarifier le champ du contrôle international des stupéfiants, l’OMS a proposé de combiner les deux approches en considérant que les produits à base de CBD sont des stupéfiants, tout en précisant que « Les préparations contenant principalement du cannabidiol et au maximum 0,2 % de ∆9-THC ne sont pas placées sous contrôle international » en raison de leur absence d’effet psychoactif et de risque d’abus[11]. Toujours dans un souci de simplification, l’OMS a également suggéré de réunir sous la qualification unique de « préparations », l’ensemble des dérivés, extraits et teintures de cannabis.

Tous les produits à base de CBD, qu’il s’agisse de médicaments ou de CBD « bien-être » auraient été inclus dans cette nouvelle définition. Les trois principaux acteurs du contrôle international des drogues, l’OMS chargée d’évaluer les risques des différentes substances pour la santé publique[12], la Commission des Stupéfiants (CND) compétente en matière de  classement des substances sous contrôle international[13] et l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS) responsable du contrôle de l’application des traités internationaux relatifs aux stupéfiants[14], ont en effet pris soin de préciser que la nouvelle définition des « préparations » de cannabis couvrait à la fois les usagers médicaux et non médicaux.

L’ensemble des produits à base de CBD auraient ainsi été soumis au contrôle international avec une exception pour les produits relevant de la catégorie du CBD « bien-être », le droit international fixant le seuil de THC pour échapper aux contraintes du droit international, les États signataires restant libres de fixer, en outre, un taux maximum de CBD pour ces produits[15].

Hélas, pour pertinentes qu’elles soient, les propositions de l’OMS ont peu de chance d’être retenues. C’est là une des grandes faiblesses des conventions internationales : il n’existe aucun critère impératif pour considérer un produit comme stupéfiants[16]. Si les risques pour la santé publique doivent être pris en compte par l’OMS, la Commission des Stupéfiants n’est pas tenue de suivre ces recommandations. Elle peut les écarter, notamment pour des raisons d’ordre administratif ou social[17]. Au final, la décision est généralement le fruit d’un savant dosage diplomatique et dans le cas qui nous occupe, ce dosage n’est pas favorable au CBD « bien-être ».

II) Portée d’une éventuelle divergence d’appréciation entre les instances onusiennes et la Cour de Justice de l’Union Européenne

À l’approche de la conférence de décembre, il paraît clair que la Commission des stupéfiants des Nations-Unies ne suivra pas les propositions de l’OMS. Rares sont les pays comme l’Uruguay[18] ou le Liban[19] qui soutiennent sans réserve les propositions de l’OMS. La majorité des pays représentés a déjà fait part de ses réserves, quand ce n’est pas une franche hostilité, aux principales modifications suggérées. Une quinzaine de pays, dont la Chine, l’Iran, l’Algérie, le Venezuela, mais aussi le Nigéria et la Russie, recommandent de surseoir au vote afin de laisser la question en suspens[20]. Moins diplomatique, la Turquie est hostile à toute modification du classement du cannabis et des substances apparentées considérant qu’une modification de la classification pourrait entrainer des débats publics sur la légalisation[21]. Favorables à la reconnaissance du potentiel thérapeutique du cannabis, les USA sont hostiles aux propositions de l’OMS relatives au CBD et refusent de voir se développer un marché du CBD « bien-être »[22]. Quant à l’Europe, plus ouverte aux évolutions proposées par l’OMS, elle est prête à retenir une définition élargie des « préparations » en supprimant la référence aux « extraits et teintures », mais elle s’oppose également à ce que la convention précise que les préparations à base de CBD contenant un maximum de 0,2% de THC sont exclues du contrôle international[23].

La conséquence de cette hostilité largement partagée est que le classement du cannabis et des substances apparentées ne devrait pas évoluer sauf, peut-être, sur l’utilisation thérapeutique du cannabis. Mais cette absence d’évolution ne signifie pas que l’on en reste au statu quo qui permettait à certains pays de tolérer le commerce du CBD « bien-être ». En effet, pendant ces mois passés à débattre des propositions de l’OMS, il est clairement apparu que c’est l’appréciation littérale de la convention qui est privilégiée en droit international et que les États signataires considèrent que le CBD « bien-être » entre dans le champ du contrôle des stupéfiants.

Outre les USA ou l’Europe déjà évoqués, le gouvernement du Belarus a ainsi expliqué son refus de supprimer les « extraits et teintures de cannabis » de la liste des stupéfiants au motif que ces préparations pouvaient être utilisées à des fins non-médicales et que le CBD contenant moins de 0,2% de THC serait contraire à leur réglementation nationale[24]. Il en va de même de la Roumanie ou du Japon, favorables à l’utilisation thérapeutique du CBD, mais opposés à toute mesure qui favoriserait le développement du CBD « bien-être »  [25].

Est-ce à dire que le droit international viendra contredire l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne et le priver d’effet ? Oui et non. Oui car la Cour de Luxembourg a clairement privilégié une interprétation téléologique de la convention Unique, là où les partisans de la prohibition, nombreux dans les instances onusiennes, s’en tiennent à la lettre du texte, fut-elle maladroite. Non, car la CJUE a un très bon argument pour faire valoir son point de vue : le droit international des traités qui privilégie l’esprit sur la lettre des textes. Les deux Conventions de Vienne du 23 mai 1969 et du 21 mars 1986 sur le droit des traités précisent, en effet, dans leurs articles 31 que : « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »[26]. La doctrine anglo-saxonne a déjà invoqué ces articles pour justifier que le Canada puisse légaliser le cannabis récréatif sans contrevenir à ses obligations internationales[27]. Dans le silence des traités, le CBD étant dénué d’effets psychoactifs, les deux conventions de Vienne incitent à ne pas le considérer comme un stupéfiant. À cet argument de fond, s’ajoute le fait que la Cour de Luxembourg dispose d’un privilège envié : celui d’avoir un effet direct sur le droit national des États-membres[28], ce qui n’est pas le cas de la Convention Unique de 1961[29]. C’est donc la jurisprudence européenne qui autorise le libre commerce du CBD qui devrait prévaloir en Europe.

Reste que l’arrêt Kanavape ne statue que sur l’importation du CBD. Pour ce qui concerne la culture du cannabis à des fins de transformation en CBD, les États conservent pour l’heure une marge d’appréciation qui leur permet de maintenir provisoirement un interdit sur la culture. Provisoirement, car cet interdit devra également être justifié par des considérations de santé publique.


[1] CJUE, BS & CA, C-663/18, ECLI:EU:C:2020:938, §76.

[2] ONU-ECOSOC-CND, decision 63/14.

[3] Adams, R., M. Hunt, and J. H. Clark, Structure of cannabidiol, a product isolated from the marihuana extract of Minnesota wild hemp. I, Journal of the American Chemical Society, 1940, 62(1):196–200 ; Adams, R., D. C. Pease, C. K. Cain, B. R. Baker, J. H. Clark, H. Wolff, and R. B. Wearn., Conversion of cannabidiol to a product with marihuana activity, Journal of the American Chemical Society, 1940, 62(8):2245–2246

[4] R. Mechoulam et Y. Shvo. 1963. Hashish. I. The structure of cannabidiol. Tetrahedron 19(12):2073–2078

[5] Questions/réponses OMS, E/CN.7/2020/CRP.4, 7/90, question 5.0, b), Mex 6), p.7/90.

[6] Nations-Unies, Commentaires sur la convention unique sur les stupéfiants de 1961, New York, 1975, p. 2 note 6.

[7] UNODC responses to questions directed to it by Member States, Fifth Intersessional Meeting of the 62 CND, 23 sept. 2019, point 5.5, p.9.

[8] En ce sens, les précisions apportées par l’OMS, in ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.4, §5.5, c), EU-3), p.60.

[9] OICS, Rapport annuel 2018, §864, Vienne, 2019, p. 122.

[10] Nations-Unies, Commentaires sur la convention unique sur les stupéfiants de 1961, préc., p. 300.

[11] Lettre du Directeur Général de l’OMS au Secrétaire Général des Nations-Unies, 24 janv. 2019, ECDD41.

[12] ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2019/12, Annexe 1, p.8/16 ; ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.4, §5.0, c), EU-3), p. 8, §5.4, b), EU-1), p.48 et §5.1, c), EU-1) p. 23.

[13] Commission on Narcotic Drugs, 62nd session, 4th Intersessional Meeting, Statement by Stefano Berterame, Secretariat of the International Narcotics Control Board, 24 June 2019, §5.4.

[14] ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.4, §5.4, c), US, p. 50.

[15] ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.4, §5.5, a), p.58.

[16] F. Caballero & Y. Bisiou, Droit de la drogue, précis Dalloz, 2000, p. 476, n°383 et s.

[17] Nations-Unies, Commentaires sur la convention unique sur les stupéfiants de 1961, préc., §18, p.87.

[18] Statement by the Permanent Representative of Uruguay, 63th Session of the Commission on Narcotic Drugs, 2e intersessional meeting, 8 oct. 2020.

[19] ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.9, 20 fév. 2020, §9, p. 4.

[20] Joint Statement at the second intersessional meeting of the 63rd session of the Commission on Narcotic Drugs on the WHO/ECDD recommendations on cannabis and related substances, Vienna, 8 oct. 2020.

[21] Statement of the Republic of Turkey 63rd CND Intersessional Meeting, 8 oct. 2020, p. 3.

[22] Third and Final CND Meeting on Cannabis-Related Recommendations Statement of the United States America, non daté, p. 3.

[23] Conseil de l’Union Européenne, CORDROGUE 54, 12016/20, 16 oct. 2020, COM(2020) 659 final – Annexe.

[24] ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.9, 20 fév. 2020, §4, c) et d), p. 2.

[25] ONU-ECOSOC-CND, E/CN.7/2020/CRP.9, 20 fév. 2020, §12 et §8,d), p. 4/5.

[26] Recueil des traités des Nations unies, vol. 1155, p. 331 ; Documents officiels de la Conférence des Nations unies sur le droit des traités entre États et organisations internationales ou entre organisations internationales, vol. II, p. 91.

[27] Antonia Eliason & Robert Howse, A Higher Authority: Canada’s Cannabis Legalization in the Context of International Law, 40 Mich. J. Int’l L. 327 (2019).

[28] Cour de cassation, L’autorité des décisions de la CJUE, in Le rôle normatif de la Cour de cassation, Étude annuelle 2018, Paris, 2018, p.171.

[29] P. Reuter, The obligations of States under the Single Convention on Narcotic Drugs, 1961, Bull. on Narcotics, 1968, issue 4, p.3 et s. La Cour de cassation a toutefois considéré, dans une jurisprudence très critiquée, que la Convention Unique de 1961 s’appliquait directement en droit interne pour définir les stupéfiants (Cass. Crim. 12 déc. 1984, Bull. n°402, p. 1077). Mais une fois encore, cette jurisprudence ne devrait pas avoir d’impact sur le statut du CBD puisqu’il n’est pas expressément mentionné dans les traités.

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